Le devoir d'état en temps de guerre

1939 sans doute dans Jeunesse

 

Je me rappelle qu'à notre retraite de Première Communion, on nous racontait l'histoire de saint Louis de Gonzague. Un jour qu'il jouait à la balle dans la cour de son collège, ses camarades discutaient de ce qu'ils feraient  si survenait la fin du monde. « Moi je me précipiterais à la chapelle », dit l'un. « Moi j'irais me confesser », dit un autre. « Moi j'irais embrasser mes parents », dit un troisième. « Et moi, je continuerais de jouer à la balle », dit saint Louis de Gonzague.

L'anecdote est bien connue, mais elle mérite que nous la méditions en ces jours de trouble et de souffrance. Ce n'est pas la fin du monde, sans doute... mais la fin de bien des choses. Et je crois que saint Louis de Gonzague peut nous guider dans notre conduite. Eh ! oui. Nous avons été pris, nous qui ne sommes pas des lâches, de la fièvre de partir. Nous ne demandions qu'à combattre et à mourir s'il le fallait. Seulement, à nous qui ne sommes pas mobilisés, ce n'était pas ce que nous  demandaient et notre Dieu et notre Patrie.

Je m'entends. La première chose, pour assurer l'arrière, dans une guerre qui peut être longue, c'est que chacun travaille à la place qui lui est donnée. Il sera temps de voir après. Nous avons un devoir immédiat, notre devoir d'état, notre travail, et il serait redoutable que dans notre fièvre héroïque nous le négligions. C'est là que nous sommes appelés et le quitter serait ajouter un désordre aux autres. Il faut que l'arrière trouve au plus vite son équilibre de guerre, et c'est en gardant notre place du temps de paix que nous contribuerons à lui donner cet équilibre. Car nous sommes tous mobilisés.

Le devoir d'état prend en temps de guerre une valeur nouvelle au service des autres : il prend aussi une valeur nouvelle vis-à-vis de nous-mêmes. La question capitale au point de vue personnelle, dans ces moments tragiques, est de garder la maîtrise de soi. Nous ne la garderons qu'en nous axant d'une façon très précise sur notre travail et sur nos devoirs vis-à-vis de notre entourage. Nous y éviterons les douloureux vagabondages de l'esprit. Nous trouverons dans l'occupation un moyen de réagir contre notre tristesse. Surtout, très vite, nous acquerrons la certitude de servir. Car il faut que nous le répétions à nous-mêmes sans cesse contre les entraînements des faux héroïsmes, chacun à notre place nous servons. La victoire ne suppose pas seulement une armée qui combat, mais une nation qui vit.

Sans doute est-il dur pour notre amour propre de n'être pas à l'avant. Nous ne demanderions qu'à mourir ; mais ce ne serait peut-être pas pour nous un très grand sacrifice. Nous ne sommes pas encore assez engagés dans la vie pour y tenir beaucoup. Nous n'avons pas pour nous retenir les liens d'une situation péniblement assise, ni surtout, pour la plupart, l'amour d'une femme et des enfants à voir grandir et à protéger. Beaucoup plus pénible que le sacrifice de notre vie, nous est le sacrifice d'une certaine gloire à quoi nous voudrions avoir droit – et puis cette solitude, parce que nos amis sont partis et qu'aucun danger pour nous-mêmes ne nous distrait de penser au danger qu'ils encourent. Contre un héroïsme relativement facile à notre âge et dans notre situation, nous est demandé le difficile héroïsme de tous les jours. Celui que personne ne sait et que personne ne reconnaît. Mais que voit Dieu « le Père qui voit dans le secret ».

Mais vis-à-vis de nous-mêmes nous pouvons garder notre fierté. Si nous ne sommes pas encore partis, c'est que nous ne sommes pas encore appelés. Notre sacrifice n'est, pour la plupart d'entre nous, que différé. Surtout, et il convient que nous le rappelions pour ne pas perdre notre courage au devoir quotidien, nous ne sommes pas des « embusqués ». L'embusqué, c'est celui qui, ayant le pouvoir et le devoir de partir « se planque » dans une sinécure. Si nous, nous sommes ici c'est parce que notre devoir est d'y être.

Et cette humiliation même est un holocauste à offrir pour notre Patrie. Son salut est dans notre renoncement à nous-mêmes. L'abandon de notre volonté devant la Volonté de Dieu que nous dictent les circonstances, est ce que nous pouvons donner de plus efficace pour sa défense et pour sa gloire. Nous aurons contribué à augmenter son patrimoine spirituel qui seul peut la rendre invincible : les armes s'émoussent presque aussi vite que passent les paroles, mais cela ne meurt pas qui contribue à l'âme de notre France.